« Ich bin Charlie », ces trois mots sont aujourd’hui encore affichés un peu partout en Allemagne : dans les couloirs des universités, dans les vitrines des magasins et sur les fenêtres des bureaux. Même le grand défilé du carnaval de Cologne avait l’intention d’accueillir cette année un char “Charlie Hebdo”, mais les organisateurs viennent de renoncer à cette idée, de peur d’attentats. Le char dont le projet circule aujourd’hui dans tous les journaux allemands défendait la liberté de la presse en montrant un journaliste muni d’un stylo qui désarme un djihadiste pointant un pistolet vers lui. « Ich war Charlie », « j’étais Charlie », voici le titre d’un article de la Süddeutsche Zeitung. Est-ce que renoncer à ce char n’est-ce pas déjà reculer devant le danger? La question fait débat en Allemagne aujourd’hui.
Mais les Allemands qui reprennent ce slogan, connaissent-ils vraiment Charlie Hebdo et les caricaturistes assassinés ? Beaucoup d’entre eux n’ont jamais vu un de leurs dessins et n’ont probablement jamais lu le journal satirique. Ils ne savent pas non plus qu’en France, la satire a une longue tradition et que l’humour de Charlie Hebdo conjugue aussi bien l’irrévérence du rire de Gargantua que la finesse de celui de Voltaire. La France est le seul pays où l’esprit du siècle des Lumières et le burlesque se rejoignent sous cette forme. Et pourtant, même s’ils ne savent pas tout cela, les Allemands n’en sont pas moins Charlie. Ce mouvement spontané d’identification qui s’est développé en marge des grands courants politiques avec une rapidité incroyable, avait quelque chose d’étonnant. « Ich bin Charlie » signifiait pour chacun d’entre nous : je suis Français, je suis aux côtés des Français, tout comme la chancelière allemande Angela Merkel qui a participé à la marche républicaine du 11 janvier dernier. D’ordinaire implacable, la « dame de fer » s’est même découvert une certaine tendresse pour la France et son président, comme en témoigne une photo largement diffusée au cours des dernières semaines. Or, cette évolution dans le comportement de la chancelière est symptomatique du nouveau regard que les Allemands portent sur leurs voisins français.
« Wir haben genug von Euch und Ihr habt genug von uns » (on en a assez de vous et vous en avez assez de nous) - telle est la traduction erronée que fit un bachelier allemand en 1956 de l’appel pathétique lancé dans le roman de Romain Rolland Jean-Christophe: « Nous avons besoin de vous et vous avez besoin de nous ». Ni l’appel de Romain Rolland rédigé avant le début de la Première Guerre mondiale, ni l’erreur commise par le bachelier en question n’a perdu aujourd’hui de son actualité. Il a beaucoup été question ces derniers temps de la distance grandissante entre nos deux pays. L’enseignement de la langue du voisin à l’école est en perte de vitesse. Quelles sont les raisons de ce manque d’intérêt ? Comme le démontre l’erreur commise par le bachelier allemand en 1956, la France et l’Allemagne des années cinquante s’intéressaient encore à ce qui se passait respectivement de l’autre côté du Rhin. A cette époque, on étudiait la culture et la langue du voisin, notamment parce que suite aux expériences douloureuses des Première et Seconde Guerre mondiales, on pensait pouvoir ainsi mieux se prémunir de l’« ennemi » en apprenant sa langue et en le connaissant mieux. Face aux nouveaux défis que constitue aujourd’hui la globalisation, cette précaution n’est bien évidemment plus nécessaire. C’est ainsi que le déclin de la méfiance s’est également accompagné d’un certain déclin de l’intérêt pour le pays voisin.
La chute du mur marqua, elle aussi, un tournant dans les relations entre la France et l’Allemagne. Avant la chute du mur, les Allemands s’intéressaient plus à la France, suivaient les informations en provenance de ce pays voisin avec intérêt, se rendaient fréquemment dans l’Hexagone et ne tarissaient pas d’éloges pour ce beau pays. Depuis que Berlin est devenue la capitale de l’Allemagne, les choses ont néanmoins changé. Ce sont moins les Allemands qui se rendent à Paris que les Français à Berlin. Dans de nombreuses régions allemandes, l’intérêt suscité par le pays voisin va en diminuant - il y a moins d’articles sur la France dans la presse et la langue de Molière a perdu son attractivité. A l’exception bien entendu du Land de Sarre, le plus français des länder allemands, et de sa « stratégie France » innovante.
Cependant, les événements du 7 janvier dernier semblent avoir changé la donne. La France occupe de nouveau le devant de la scène. Sa détermination courageuse à défier la terreur a fait l’admiration de toute l’Europe et lancé un signal fort en direction du monde entier. Et voilà que tout à coup, l’Europe semble se souvenir qu’elle possède des valeurs et que son identité ne peut se résumer à une monnaie unique. Cette prise de conscience est une belle opportunité. C’est le seul moyen de fédérer l’Europe autour d’une idée et de susciter l’enthousiasme des jeunes générations pour la cause européenne. Or, pour ce faire, il ne suffit pas d’effectuer de courts séjours dans le pays voisin, mais bien d’acquérir de solides compétences linguistiques et une expérience approfondie de l’autre culture afin de mieux la comprendre.
Quoi de mieux qu’une formation commune ou qu’un cursus intégré pour faire réellement connaissance du pays voisin ? Ce n’est que par ce biais que les jeunes Allemands pourront réellement comprendre l’importance que revêtent les caricatures en France ou ce qu’implique la conception française de la laïcité, modèle unique en Europe que toute personne ayant grandi en Allemagne a dans un premier temps des difficultés à appréhender, la séparation entre l’Eglise et l’Etat n’existant pas Outre-Rhin. De même, ce n’est qu’ainsi que les jeunes Allemands apprendront à comprendre le courage et le sentiment de fierté qu’éprouvent les Français face à leur héritage des Lumières, héritage partagé par l’Europe toute entière. Car l’ouverture sur le monde est le meilleur moyen de défendre nos valeurs européennes qui, comme le démontre le terrible attentat contre Charlie Hebdo, sont aujourd’hui gravement menacées. De part et d’autre du Rhin, les jeunes Français et les jeunes Allemands se sont spontanément ralliés au slogan « Je suis Charlie », « Ich bin Charlie », seule condition préalable à une adhésion à la devise « Nous sommes européens »
Prof. Oster-Stierle